S'il était possible d'admettre qu'il existe dans la nature des êtres anomaux, il n'y en aurait aucuns que l'on dût à plus juste titre considérer comme tels, que les ophicéphales ; non pas tant à cause de leur tête couverte de plaques rappelant un peu celle des couleuvres, qui leur a valu leur nom générique, et qui n'a rien de plus extraordinaire que celle des muges, qu'à cause de l'analogie singulière qu'ils montrent avec les genres dont nous venons de traiter, les anabas, les hélostomes; les polyacanthes, les osphromènes et les trichopodes, et cela dans toutes leurs parties, hors un seul point, l'absence totale de rayons épineux dans leurs nageoires, excepté répine de leurs ventrales; seul caractère par lequel ils tiennent aux acanthoptérygiens. Ils sont ainsi trés-près de rompre cette grande division des poissons osseux en acanthoptérygiens et malacoptérygiens, qui avait paru jusque-là ne détruire aucun rapport naturel.
Théophraste avait déjà eu connaissance de ces poissons singuliers; car c'est bien à eux que doit se rapporter le passage de ce philosophe que nous avons cité, et où il dit qu'il y a dans les Indes des poissons semblables à des muges, qui passent une partie de leur temps a terre; mais les modernes ne les connaissent que depuis peu. Bloch en a décrit et fait graver deux espèces , qui lui avaient été envoyées de Tranquebar par le missionnaire John; et tout ce qui en a été dit dans les ichtyologies générales, est emprunté de son ouvrage. On l'a même copié dans cette erreur qu'il a commise tant de fois, de confondre la langue malabare avec la langue malaie. John lui ayant écrit que l'un de ces poissons s' appelle karuvei en tamoule, et l'autre vral ou varal en malabra 1 , Bloch et ses successeurs ont toujours fait de ce, un mot malais, ne se doutant point que vral ou varal varal un mot malais, ne se doutant point que malabare est le nom que les Européens donnent communément à la langue de la côte de Coromandel, dont le nom propre est tamoule , et que par consé quent le malabare et le tamoule 2 sont la même langue, mais une langue très différente du malais, que l'on ne parle point dans la prèsqu'île en deçà du Gange.
Depuis Bloch, deux auteurs originaux ont beaucoup étendu nos connaissances sur les ophicéphales . M. Patrice Russel, dans ses Poissons de Vizagapatam , en a représenté trois espèces, et en a décrit quatre; et M. Hamilton Buchanan dans son Histoire des poissons du Gange , en a donné jusqu a sept, et n'a rien laissé, ignorer de leurs habitudes et des usages que l'on en fait aux Indes.
MM. Sonnerat, Leschenault, Kuhl, Duvaucel, Bélenger et Dussumier, nous ont procuré des occasions de voir par nous-mêmes plusieurs de ces poissons, et d'ajouter quelques espèces à celles que l'on connaissait ainsi que d'entrer dans de nouveaux détails sur les organisation.
On distingue les ophicéphales des autres poissons à nageoires molles et à ventrales thoraciques par les écailles, ou plutôt par les aques polygones qui recouvrent leur crâne t leur front, comme dans les muges et les anabas.
Leur corps est assez alongé, peu comprimé de l'arrière, et presque cylindrique de l'avant. Leur tête se déprime plus ou moins et est un peu plus large que le corps. Le museau est très-court, large, obtus. Les yeux s'approchent de son extrémité. Les deux orifices de la narine sont assez éloignés; car l'antérieur, garni d'un petit tube charnu, est sous le bord du museau : le postérieur, en forme de simple trou, est tout près de l'oeil. La gueule est fendue en travers, au bout du museau, large, garnie aux deux mâchoires, au chevron du vomer et aux palatins, de dents en velours ou en cardes, parmi lesquelles il se mêle souvent d'assez fortes canines. Il y a même une plaque de ces dents en velours sous l'arrière du crâne, comme on en voit de coniques dans l'anabas. Les couvercles de leurs ouïes sont convexes latéralement et couverts d'écailles, ainsi que la joue, et il n'y a de dentelures ni d'épines à aucune de leurs pièces, ni aux sous-orbitaires. Les sous-orbitaires, les mâchoires et la membrane branchiostège sont nus. La langue, est lisse, obtuse et assez libre. Les ouïes sont médiocrement fendues, et leur membrane n'à que cinq rayons. Il n'y a aucune dentelure ni écaille particulière, soit aux os de l'épaule, soit aux nageoires paires. Presque tout le du dos règne une nageoire d'à peu près égale hauteur, et dont tous les rayons sont articulés et un peu branchus. L'anale correspond au deux derniers tiers de la longueur de cette dorsale, et se compose également de rayons mous. La caudale est arrondie. Les pectorales et les ventrales sont petites et n'ont rien de particulier, si ce n'est que le premier rayon des ventrales paraît simple; ce qui serait le seul vestige d'organisation qui rappellerait les acanthoptérygiens. Toutes leurs écailles sont fortes et granulées; leur ligne latérale ne s'interrompt point, et a seulement une légère courbure à son quart antérieur.
Les ophicéphales ont, comme les anabas et les osphromènes, au-dessus de leurs branchies de chaque côté une cavité divisée par des lames saillantes et propres à retenir l'eau; mais ces lames sont moins compliquées.
L'élargissement de la tête est produit par les frontaux principaux et postérieurs, les pariétaux et les mastoïdiens, qui s'avancent pour former de chaque côté du crâne une voûte au-dessus de la cavité qui loge les branchies, et qui est fermée du côté extérieur par l'appareil temporal et ptérygoïdien et par les pièces operculaires. La branche supérieure de l'arceau e la première branchie (pleuréal supérieur), est dilatée en une grande lame formée de deux joints à angle obtus, et terminée dans haut en une tige grêle, qui, dans les autres poissons, forme un os particulier (le pharyngien antérieur) 3 : cette tige suspend la première branchie au mastoïdien de ce côté. Une grande lame verticale de la face interne de l'os que j'appelle temporal 4 , se trouve placée en avant de cette lame de la première branchie, et c'est par les membranes qui joignent l'une à l'autre qu'est formé le sinus, beaucoup plus simple que dans l'anabas où l'eau peut être retenue. Le pleuréal de la seconde branchie est courbé de manière à ce que son extrémité supérieure va rejoindre le troisième pharyngien, qui luimême s'articule avec le quatrième, lequel est porté par les deux derniers pleuréaux. Le deuxième pharyngien est long et étroit, suspendu sous le deuxième pleuréal, dont il croise la direction; il n'a que de fines dents en velours: les deux derniers, réunis en une seule plaque, portent, au contraire, de grosses dents coniques et un peu crochues. Il y en a de pareilles sur le bord postérieur des deux pharyngiens inférieurs, dont le reste de la surface n'en a qu'en velours. Les lames ou plutôt les franges, qui forment l'organe branchial proprement dit, sont singulièrement grêles et courtes; il n'y a pas de demi-branchie attachée à l'opercule. L'estomac est un sac charnu assez long, à fond obtus, à parois intérieures trèsplissées. La branche qui conduit au pylore est voisine du cardia. Deux coecums seulement adhèrent au pylore, mais assez grands. L'intestin n'a que deux replis, et est mince. Le foie est divisé en deux lobes, dont le gauche est alongé.
Ainsi, les ophicéphales n'ont pas le canal intestinal aussi long et aussi enroulé que les polyacanthes, et surtout que le gourami ; mais leurs coecums sont en même nombre, et l'on peut remarquer que ce nombre est aussi celui de la plupart des muges.
Cette cavité, propre à tenir de l'eau en réserve, dont les ophicéphales sont pourvus, leur donne, comme aux anabas, la faculté de vivre long-temps à sec. Non-seulement on peut les transporter au loin; ils sortent eux-mêmes volontairement des marais ou des canaux où ils vivent, pour aller chercher d'autres eaux, et le peuple qui les rencontre ainsi sur la terre, se figure qu'ils sont tombés des nuages. Les jongleurs, dont l'Inde abonde, en ont tou jours avec eux pour divertir la populace, et les enfans mêmes s'amusent des mouvemens qu'ils leur font faire pour ramper sur le sol. Leur vie est si dure, qu'on leur arrache les entrailles et que l'on en coupe des morceaux sans les tuer d'abord, et sur les marchés l'on en vend ainsi des tranches aux consommateurs mais aussitôt qu'on en a assez enlevé pour que le poisson ne remue plus, ce qui reste perd beaucoup de son prix. 5
La chair des ophicéphales, sans avoir beaucoup de goût, est légère et de facile digestion; cependant les Indiens seuls les mangent: on n'en sert point sur les tables des Européens, peut-être à cause de leur ressemblance avec des reptiles. 6
Les espèces de ce genre se ressemblant beaucoup, il n'est pas étonnant que les noms de quelques-unes aient été donnés à d'autres, et qu'il y ait des confusions à cet égard dans les diverses provinces de l'Inde. Ainsi, d'après John, à Tranquebar une espèce porte le nom de karruvi , et l'autre celui de vral ou de varal . Le premier de ces, noms se retrouve dans celui de koravé ou korévé , que les ophicéphales portent à Pondichéry selon M. Leschenault, et même en partie dans celui de kora-motta , que Russel donne à l'un de ceux de Vizagapatam. M. Hamilton Buchanan nous apprend qu'au Bengale on le prononce gorayi , et qu'on le réserve aux jeunes individus d'une espèce dont l'adulte se nomme en bengali lata et en tamoule mota . Le second des noms de Tranquebar, vral ou varal , se retrouve dans celui de sowara , qui est aussi donné par Russel à une de ses espèces. Quant à mota, c'est le même nom que muttah, qui est usité à Vizagapatam, mais pour une autre espèce qu'au Bengale.
Au reste, il faudrait être beaucoup plus instruit que nous le sommes, des divers langages de l'Indostan, pour pouvoir apprécier la signification de tous ces noms, et même pour y distinguer ce qu'ils peuvent avoir de générique d'avec ce qui n'a rapport qu'à des épithètes ou à des qualifications d'espèces.
On pourrait diviser les ophicéphales d'après le nombre de leurs rayons dorsaux. Les uns, comme l' ophicephalus punctatus de Bloch, n'en ont que trente et quelques d'autres, comme son ophicephalus striatus , en ont quarante ou davantage; d'autres, enfin, que M. Buchanan a fait connaître, en ont plus de cinquante.
1 Quand 'on prend les noms étrangers dans un auteur allemand ou hollandais, on doit rendre son w en français par un v simple. Il n'en est pas de même quand on les tire des auteurs anglais. Back
2 Voyez Adelung, Mithridates. Back
3 Il est marqué 69 dans les figures VI et VII, pl. III, de l'ostéologie de la perche (t. I); et je dois faire remarquer ici que l'on y a donné par mégarde sur la figure VI le même numéro au stylet, qui suspend l'os hyoïde ou stylhyal au lieu de 29, qu'il doit porter, comme sur la figure VI de la planche II. Back
4 Marqué 23 dans les figures de l'ostéologie de la perche (pl. I, XI et III du tome I). Back
5 Hamilton-Buchanan, p. 59 Back
6 Dussumier, Mém, manuscr. Back
This passage was originally published in: G. Cuvier; A. Valenciénnes - Histoire Naturelle des Poissons ; pp. 395-403. Appendice Au Livre VIII. Paris, 1831. Thank you Central Library of Zurich for kind support and service.
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